De quoi la post-vérité est-elle le nom ?

Il règne dans l’air, ces derniers temps, comme une odeur de dystopie. Comme une vague (mais saisissante !) impression que l’humanité prend un chemin peu fréquentable qui l’a déjà mené à sa perte. Un chemin, avec en fond une crise, semé de haine, de repli sur soi et de désinformation. Un fait, vérifiable celui-là, n’est pas anodin : les ventes du livre 1984, de George Orwell ont explosé de 9000% depuis l’élection de Trump.

Pour ne rien ajouter à l’affaire, le « Mot de l’année » de l’année 2016 pour le prestigieux dictionnaire d’Oxford est le mot « Post-truth ». Il s’agit officiellement d’un adjectif pour définir une situation dans laquelle les faits objectifs ont moins de poids auprès de l’opinion publique que les sollicitations émotionnelles. Officieusement, il est la crainte absolue de toute personne sensée et raisonnable. Il est la manifestation des instincts les plus primaires de l’être humain.

La mode récente est d’utiliser ce mot pour désigner l’écosystème dans lequel pullulent des articles basés sur une lecture « alternative » des faits. Par « alternative », il faut comprendre différente de celle des médias mainstream. On retrouve donc dans le mot une certaine condescendance de la part de la presse traditionnelle, qui voit d’un mauvais œil qu’on remette en cause son monopole sur l’établissement ce qui est vrai ou non. Il est vrai néanmoins que depuis que les médias existent, les dépositaires du pouvoir ont cherché à les contrôler car ils touchent directement la population. Donc en contrôlant la source de l’opinion, il est possible d’atteindre l’ensemble de la population sans utiliser la force. Ainsi, contrôler un médium revient à contrôler ce que la population pense. La thématique est récurrente dans la littérature d’anticipation du XXème siècle, de 1984 au Meilleur des Mondes, en passant par La Ferme des Animaux. Elle effrayait leurs auteurs, soucieux de liberté de conscience et pourfendeurs des totalitarismes. Orwell disait, à propos du totalitarisme, qu’il prospérait grâce à « l’altération continue du passé et, à la longue, de ne plus croire en l’existence même de la vérité ». Nous sommes exactement dans le sujet qui nous occupe aujourd’hui, à savoir, comment en manipulant ou en créant une information, il est possible de prendre le contrôle d’une population. Sans pousser le bouchon trop loin, nous pourrions voir dans la prétendue détection d’armes de destruction massive en Irak, désormais communément admise comme un mensonge créé de toute pièce pour justifier l’invasion militaire du pays, comme un cas avéré de « post-vérité ».  De fausses photos, de faux rapports et de fausses déclarations pour justifier coûte que coûte une action politique décidée préalablement. La population n’ayant pas de version contradictoire des faits n’a pu qu’approuver l’invasion militaire en Irak. Si on remonte quelques années encore en arrière, vers -50 avant JC, quand Jules César écrit la Guerre des Gaules. Il est totalement libre de rédiger comme il entend tel ou tel détail des événements, de faire passer ses adversaires pour des rustres, ou qu’il n’avait d’autre choix que de les soumettre par la force. Personne ne peut remettre en cause sa version des faits puisque c’est la seule qui soit.

C’était sans compter l’arrivée d’Internet ! Avec Internet, des « citoyens journalistes » pensent pouvoir prendre une revanche sur l’establishment. Puisque les réseaux sociaux permettent un accès instantané à des millions de personnes, la zone d’influence de chaque personne s’est considérablement élargie par rapport à celle d’un Gaulois qui aurait voulu faire entendre une voix dissonante de celle de Jules César. Ils se croient désormais permis de diffuser le message qu’ils veulent comme ils le veulent. « Les médias traditionnels mentaient, alors pourquoi pas nous ? », pour certains, cela ira même jusqu’à « et tant qu’à faire, autant gagner de l’argent au passage ». Et pour cela, ils ont recours au sensationnel, fut-il faux, pour attirer public et annonceurs. Ainsi, ils devinrent des médias.

Ils devinrent des médias mais sans les obligations qui vont de pair avec le droit de diffuser de l’information à grande échelle et qui pèsent déjà au-dessus des médias traditionnels. C’est en se cachant derrière les grandes entreprises d’Internet qui défendent mordicus la neutralité et l’anonymat du web, que de nombreux pirates, trolls, racistes et autres faussaires ont pu faire proliférer de fausses informations de manière délibérée et, en partie, faire pencher la balance pour l’élection de Donald Trump par exemple. Il est désormais nécessaire de se doter de réels moyens d’identifier et de poursuivre pénalement les individus qui commettent en toute impunité des crimes en ligne qui ne seraient pas tolérés dans l’espace public. Ainsi, l’exemple d’un individu criant sur une place de marché des propos antisémites est complètement aberrant et il serait rapidement condamné. Pourquoi n’existe-t-il pas de mesures similaires pour les apologies du crime racial en ligne ? Il est d’autant plus nécessaire de prendre de telles mesures lorsque l’on sait à quel point la diffusion de fausses informations sur Internet a un poids sur la vie réelle. Bien évidemment les réseaux sociaux ont désormais un rôle non négligeable dans la diffusion de l’information. Ainsi, il n’est pas normal que Facebook s’arroge le droit de censurer un contenu qu’il juge déplacé mais qu’il laisse apparaître de fausses informations ou proliférer les groupes à caractère raciste.

Consécutivement au problème de la « post-vérité », nous avons entendu parlé ces derniers temps des « bulles de filtre ». Ce concept développé en partie grâce aux réseaux sociaux met en lumière la face cachée des algorithmes qui personnalisent au maximum notre expérience en ligne. Puisqu’un individu aime des pages « de gauche », partage des articles « de gauche », le système va mettre en avant du contenu « de gauche » pour le faire revenir sur la plateforme. Sauf qu’en ne lisant qu’un seul point de vue, il va se conforter dans ses idées et penser que tout le monde pense comme lui. Et on ne peut pas lui en vouloir ! Le cerveau humain est ainsi fait. En effet, notre cerveau est constamment victime de plusieurs phénomènes bien connus des sciences cognitives qui brouillent sa capacité de réflexion. A savoir le biais de conformité (on croit ce que la majorité dit) ; le biais de confirmation (une fois une idée en tête, on va retenir ce qui la confirme et oublier ce qui l’infirme) ; la dissonance cognitive (on amalgame des données plus ou moins cohérentes selon nos schémas mentaux et non selon leurs véracité). Enfin, c’est grâce aux stéréotypes (un bruit signifie un danger par exemple) que nos ancêtres ont survécu. Ce serait la raison pour laquelle le cerveau humain aurait toujours une préférence pour les idées simples plutôt que pour les raisonnements rationnels et étayés d’arguments solides. A partir de ces éléments, il est plus aisé de comprendre à quel point Internet peut être un formidable outil de manipulation de l’opinion et comment un petit nombre de personnes bien organisé peut faire pencher la balance pour l’un ou l’autre des candidats d’une élection.

C’est d’ailleurs, dans ces milieux-là que s’est plongé BuzzFeed dans une enquête sur des activistes pro-Trump sur Internet. Le constat est effrayant. Cachés derrière des pseudonymes évocateurs, comme « trumpwin2016 », ils se réunissent sur des forums en ligne (4chan, Reddit) pour discuter stratégie. Ils listent les élections présidentielles françaises, les élections fédérales allemandes, les élections générales belges comme les prochaines actions. Cela commence par la création de faux comptes Tweeter ou Facebook, identifiables comme ceux de « jeunes, jolies filles, gays, juifs », afin de faire croire à la popularité d’un candidat au-delà de son électorat de base. Par la suite, des Google Docs égrènent des conseils sur les hashtags à utiliser, les comptes Twitter à retweeter. Il est même prévu le cas des non-francophones pour les actions pro-FN : ils peuvent utiliser des memes (images virales) déjà faits et grammaticalement corrects. Au détour d’une discussion, l’un des participants conseille de poster des messages contre François Fillon à partir de comptes identifiables comme « de gauche » pour mettre en cause son inconstance sur l’avortement (il l’avait désigné comme un « droit fondamental » en 2014). Récemment ils ont posté de nombreux messages d’encouragement sur les vidéos Youtube de Florian Philippot du FN. Le but est donc de créer un brouhaha médiatique permanent et ainsi faciliter l’immiscion dans l’esprit des gens des idées de Front National et qu’elles soient perçues comme normales dans le débat public. Car il apparaît évident désormais que c’est le trop-plein d’information qui favorise les idées extrémistes. The Economist l’analysait déjà en Septembre 2016 : « certains politiques tendent à jouer sur les sentiments avec moins de scrupules qu’auparavant, [c’est parce que] les humains ont tendance à s’éloigner des faits, [car cela] les oblige à trop faire travailler leur cerveau ».

Ainsi, en raison de cet acharnement sur les réseaux sociaux et Internet, j’en suis récemment venu à effectivement les affubler de tous les maux. Seulement voilà, Internet est le reflet du pire et du meilleur de l’Homme. Comment pourrait-on voir dans les actions diverses de Wikipedia, d’Acrimed ou de Kickstarter, une manœuvre de perversion de l’esprit humain ? M’est venu ensuite à l’esprit une autre hypothèse. Ledit acharnement est professé par les médias dits traditionnels : quotidiens, hebdomadaires, télévision etc. Ils se sont donc auto-convaincus d’être les seuls porteurs de la bonne parole et qu’ils doivent lutter de toutes leurs forces contre ces terroristes de l’information. En effet, je m’étais donc pris à penser qu’avant Internet, cette infamie que sont les bulles de filtre n’existaient pas. Puisque les algorithmes n’envoyaient pas une information différenciée à chaque individu en fonction de ses inclinaisons politiques, l’information était universellement partagée et chacun pouvait se forger sa propre opinion. Finalement, la bêtise de ce raisonnement peut être clairement illustrée en imaginant que l’ensemble de la population n’ait, comme source d’information, que le JT de TF1 ou France 2, ou BFMTV. Le biais de ces canaux n’est plus à démontrer tant pour la faiblesse de l’analyse ou le manque de discernement quant à l’ordre d’importance des informations véhiculées. En effet, c’est précisément grâce à Internet et l’existence d’un contre-pouvoir médiatique qu’il est possible d’être davantage informés sur la réalité d’un conflit armé ou de la collusion entre politiques et financiers. Toujours est-il que ce réflexe d’ouverture à d’autres sources d’information n’est pas encore généralisé puisqu’à force de dramatisation incessante sur des sujets, de pauvres hères fantasment, au micro de Guillaume Meurice, sur le nombre de bénéficiaires du RSA (25% de la population française selon l’interrogé), la part de musulmans en France (30% selon une autre), le nombre de réfugiés accueillis en France en 2016 (200 000 selon un autre). Les médias traditionnels ont façonné pendant des décennies une gigantesque bulle de filtre. L’éclatement de cette bulle par les réseaux sociaux dans ce qu’on peut appeler une communautarisation de l’information apparaît donc comme le principal ennemi de ces médias que personne ne pouvait contredire. Convaincus de détenir la seule et unique vérité, plusieurs organes de presse ont lancé des services de « fact-checking », comme Décodex par le Monde, pour vérifier et entériner ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Seulement là encore, le médium retombe dans ses travers habituels : il va émettre un jugement biaisé. Cas, en fin de compte, ce n’est pas tant qu’une information soit présentée sous un angle ou un autre qui importe (personne ne peut faire complètement abstraction de ses idées reçues). Le problème est d’affirmer que son angle est le seul légitime et véridique et de le présenter comme tel. Par ailleurs, en faisant constamment la part belle aux mêmes idées depuis des années, les médias font le jeu de l’extrême droite. Celle-ci surfe sur son image d’opposante à un vaste ensemble de médias qui « mentiraient » au peuple. C’est donc en diversifiant leurs idées que les médias pourront retrouver de la légitimité à dénoncer la pauvreté et l’incohérence du discours du Front National.

Je terminerai cet article par la vision prophétique de George Orwell dans 1984 :

«Quand les souvenirs s’estompèrent et que les rapports écrits furent falsifiés, lorsque le parti déclara qu’il avait amélioré les conditions de la vie humaine, on n’eut d’autre choix que de le croire. Et ce, parce qu’il n’existait, ni ne pouvait exister aucun autre standard avec lequel comparer.»

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